Voici un nouveau message d’Arno Stern, publié ce lundi 6 avril, qui nous emmène plus loin dans la compréhension du Jeu de Peindre.
“Il est possible que vous ayez lu ce que je m’étais empressé d’écrire, poussé par l’idée qu’il était de mon devoir d’apporter ma contribution en ces temps de confinement. Et puis, à la réflexion, je m’aperçois qu’il ne suffit pas d’encourager à bien faire lorsqu’on ne sait pas ce qui est nocif. Dire : « Donnez une feuille et un stylo à bille et laissez jouer ! » suppose que l’interlocuteur sache ce qu’est un jeu libre – libéré de tout conditionnement paralysant. Qui donc sait cela, qui a éprouvé un jeu vraiment libre ?
Je veux, tout d’abord, dire ce qui caractérise le jeu : Ce qui distingue le jeu de la création, c’est qu’il ne produit rien. Tandis que la vocation d’une œuvre est de susciter un accueil et, chez l’émettant, une attente. C’est le cas de l’artiste qui crée une œuvre destinée à un récepteur et qui jubile si son œuvre atteint le public.
Celui qui joue à tracer jouit de son acte traceur. C’est l’acte seul qui a de l’importance, et s’il l’accomplit libéré de toute spéculation, il joue d’autant plus sereinement.
Je viens de décrire la différence absolue entre l’Art de peindre et le Jeu de Peindre.
Depuis que l’humanité existe, les humains ont tracé. Certaines de leurs empreintes nous sont parvenues. Pensez aux grottes de Lascaux ou d’Altamira. Les hommes qui les ont ornées ont représenté leur vie, leurs aspirations, leurs aventures. Nous avons le plaisir d’accueillir leurs traces, tout comme nous accueillons avec délectation les œuvres qui nous sont parvenues d’artistes ayant développé leur savoir-faire au travers de l’Histoire.
La communication a constitué le seul rôle envisageable de la trace. Ainsi l’art a, de tout temps, relié l’émettant à son récepteur. Lorsque vous voyez quelqu’un qui trace des figures ou des images, comment désignez-vous son acte ? Vous employez un mot irremplaçable, en disant qu’il dessine. Dessiner est synonyme de désigner. Ils ont une origine commune. Cela n’est-il pas la preuve que cette trace a, de tout temps, servi à montrer, que tracer, c’est se livrer à un acte de communication ?
Je dois vous parler de ce que j’ai rencontré, parce que, par la chance de mon destin de réfugié, d’apatride, de réprouvé ethnique… j’ai accepté en 1946, étant très jeune, de me vouer à des enfants dans un orphelinat de guerre. Et, dans cette situation, et dans les conditions de travail qui se sont imposées à moi, j’ai créé un aménagement qui a suscité une manifestation inhabituelle : une trace sans précédent, d’une nature insolite.
Pour des raisons pratiques, j’avais aménagé un espace confortable et, surtout, protecteur contre toute influence ; et cela a développé une aptitude négligée dans la vie sociale quotidienne : la spontanéité. En suscitant, en développant cette aptitude sacrifiée ordinairement à la raison, j’avais permis l’émergence d’une trace inusitée : la trace de la Formulation.
Mon enthousiasme m’a conduit à approfondir la prise de conscience de cette révélation. J’ai appris que cette trace inhabituelle a sa source dans une mémoire spécifique. J’ai dû la révéler à son tour, la doter d’une appellation appropriée. Je l’ai appelée la Mémoire Organique. Et j’ai fait savoir quel était le rôle de cette mémoire à côté de notre souvenance (dont la portée temporelle est limitée).
Je pose, à beaucoup de personnes, la question : « quels sont vos plus anciens souvenirs ? » (Je veux dire : les vrais souvenirs, non pas ceux de seconde main qui vous ont été, plus tard, racontés par d’autres) Et les réponses se rapportent à des faits qui se sont produits lorsque la personne avait quatre ans, parfois trois ans. Il ne semblait pas étonnant à la personne que sa souvenance soit aussi limitée. La vérité est qu’elle peut porter jusqu’à deux ans. En-deçà de ce seuil, rien n’a été sauvegardé. Cela signifie que nous avons perdu tout ce qui a précédé. Les deux premières années de la petite enfance sont pourtant riches en rencontres, en expériences, en acquisitions. Et la naissance ! n’est-ce qu’un faits-divers occasionnel ? Et les neuf mois qui l’ont précédée ? Je me plais à dire que nous sommes comme un livre dont on a arraché les trente premières pages ; et donc nous sommes obligés de le lire sans connaître son commencement.
Heureusement, à côté de notre souvenance, nous possédons aussi une mémoire, cette Mémoire Organique qui, elle, a enregistré tous les faits de notre existence depuis son origine ; et cette mémoire possède son moyen d’expression : la Formulation. La mettre en branle, c’est retrouver son commencement. En mesurez-vous l’importance ? En imaginez-vous les conséquences ?
Ce n’est pas un processus thérapeutique. C’est une procédure naturelle, mais elle est inéprouvée. Et si vous régénérez cette faculté d’expression, une disposition innée occultée s’éveille de sa mise à l’écart, parce qu’elle ne peut être active que dans un état de spontanéité. Imaginez-vous quel en est l’effet ? La spontanéité n’est pas une faculté qu’il faut acquérir, mais une aptitude naturelle dont nul n’est privé. Elle a été stérilisée par le surdéveloppement de la raison. C’est pourquoi elle est hors des comportements quotidiens. Sa mise en activité suppose des conditions. Ce sont celles que, sans préméditation, j’avais créées en installant le Closlieu.
Je souhaite que les Praticiens-Servants du Jeu de Peindre, formés à ce rôle, se répandent et que leur activité transforme les relations humaines. Mais, dans notre société, ébranlée par cette épidémie, mettons déjà en pratique ce que les mœurs du quotidien ont entravé. N’essayez pas d’improviser le Jeu de Peindre ; il ne s’accommoderait pas d’un semblant de Closlieu. Mais évertuez-vous à régénérer les facultés spontanées des enfants, au lieu d’ajouter du poids à ce qui les entrave !”
Arno Stern, 6 avril 2020
© Institut Arno Stern