Le Jeu de Peindre : 1946 – 2076

Avant-Propos

Maintenant que je suis une vieille dame, je peux vous le dire : les heures passées à l’Éclos, dont je m’occupe depuis soixante deux ans, ont été les plus belles de ma vie. Il y a de cela cinquante ans, je me prenais à rêver qu’un jour le monde serait comme l’atelier. Je le désirais mais je n’y croyais pas encore complètement. Puis, petit à petit, les choses ont bougé, jusqu’à ce que cela devienne réel. À travers ce roman, je voudrais témoigner, pour que chacun se souvienne que l’espoir n’est pas une illusion, que d’une simple étincelle de vie peut rejaillir le feu et que ceux qui qui veillent sur les braises ne le font pas en vain.

C’est une plongée dans le passé que je vous propose, un passé marqué par le contexte historique mais aussi par des rencontres dont vous ferez la connaissance au fil de ces pages. Il est impossible de toutes les citer d’emblée, d’autant que j’ai beaucoup rencontré par les livres.

Tenons-nous en pour l’instant à quelques-unes des rencontres en chair et en os, et comme il est très difficile de choisir, ne retenons que celles qui permettent de poser le décor : celle avec Arno Stern bien sûr, qui fut le “découvreur” de la Formulation, avec Ivanov Siger qui n’a cessé de faire connaître le travail d’Arno Stern depuis sa rencontre avec lui en 1986, avec Elio S., compagnon de la route quotidienne vers les inaccessibles étoiles, avec Edwin Cooper, dont j’ai suivi les premiers pas d’autrice qui savait dès ses débuts utiliser la fiction pour mieux dévoiler la réalité et avec Rachele B. (1), qui, dans les années 2020, se décrivait comme “une transféministe, une femme cisgenre, européenne, du sud de l’Europe, qui a émigré en France, blanche italienne (donc vers le bas de l’échelle de la blanchité), non hétérosexuelle, lesbienne queer actuellement en CDI, avec des années de précarité académique au compteur, géographe, de langue parentale italienne, no english speaker, travaillant à l’université comme enseignante-chercheuse, dont l’engagement féministe pour la création d’un monde anti-oppressif, anti-autoritaire, anticapitaliste, antifasciste, antisexiste, anticlassiste, anti-âgiste, antivalidiste, antispéciste se concentre principalement dans le domaine académique”. Cela nous fait sourire aujourd’hui, mais le monde n’a pas toujours été tel que nous le connaissons maintenant.

Nous avons traversé des périodes sombres et sortir des rapports de domination ne s’est pas fait sans peine. Je suis de la génération de ceux qui ont connu entre autres choses la propriété privée, les droits d’auteurs, la valorisation du savoir scientifique, les normes d’écriture universitaires, la communication à outrance… Même si tout cela est fini depuis une dizaine d’années, il m’a fallu du temps pour me détacher de toutes ces vieilleries et retrouver le plaisir d’écrire pour partager.

Lorsque le vieux monde a commencé à vaciller, cela faisait déjà plusieurs années que je voyais l’atelier se remplir, mais je n’ai pas réalisé tout de suite que “ça avait marché”. Je crois que pour tous ceux qui ont connu cette transition, il y a eu un temps de conscientisation nécessaire, nous ne pouvions pas y croire immédiatement, cela faisait des générations que nous subissions un système qu’on nous contait comme une fatalité, la seule possibilité… Petit à petit, la méfiance est tombée et nous avons pu commencer à savourer, puis réaliser que nous avions été quelques-uns à oeuvrer à un autre monde qui avait fini par advenir ! C’est pourquoi j’ai attendu d’avoir 98 ans pour réaliser mon rêve : prendre le temps d’écrire l’histoire de la naissance du Jeu de Peindre.

Plume Sauvage

à suivre…

  1. Rachele Borghi, Décolonialité et Privilège, Éditions Daronnes, 2021 []